Mathieu Jaton © Maxime Sallin

À la tête du Montreux Jazz Festival, Mathieu Jaton continue de faire vibrer les artistes comme le public en plaçant l’émotion au cœur de l’expérience. Dans cet entretien décontracté, le directeur du festival revient sur les moments forts de l’édition 2025, l’hommage à Quincy Jones, la magie de Raye, l’ADN “music lovers” et ces détails invisibles qui créent l’inoubliable.


Cette édition, le Montreux Jazz Festival rendait hommage à Quincy Jones décédé l’automne passé. Quel aurait été, selon toi, LE concert auquel il aurait assisté ou dont il aurait été fier de voir ?

C’est difficile comme question parce que Quincy était tellement ouvert d’esprit. Évidemment, il serait venu voir ses amis de longue date : Chaka (Khan), Lionel (Ritchie) et Diana (Ross). Mais je pense qu’il aurait été complètement séduit et subjugué par le charme de Raye et sa musicalité. C’est sûre: il l’aurait même approchée pour la produire… et c’était déjà la cas l’année dernière! Aussi, je pense qu’il aurait sur-kiffé Benson Boone.

Raye, Benson Boone, Diana Ross, Lionel Richie… C’est un peu votre marque de fabrique de toujours inviter des grandes voix ?

Le jeu et la musique avant la production ! Cette édition, il y avait beaucoup de voix féminines exceptionnelles… Si une FKA twings était là, ce n’était pas pour sa prod’ mais pour sa voix. On essaye toujours de mettre un focus dessus, c’est super important.

FKA twings © Lucie Gertsch

Notre couverture a mis en avant l’émotivité que pouvait susciter chez les artistes une performance à Montreux, notamment avec Siedah Garrett, Beth Gibbons ou encore FKA twings. Quelles en sont les raisons vu de l’intérieur ? 

C’est super touchant. Quand ils arrivent ici, ils entrent dans une autre dimension : émotionnelle, historique, patrimoniale, culturelle et musicale… Et ce qui ressort toujours, c’est le « Music Lovers ». Je me rappelle toujours de cette interview marquante de Jack White car il disait ‘’mes enfants me demandent toujours qu’est-ce que ce Montreux où je vais, et si c’est c’est comme Lolapalooza ou Glastonbury’’ et de répondre ‘’Non, non… ça n’a rien à voir avec ça : c’est une histoire de « music lovers »’’. Nous faisons ce métier pour ça. 

C’est en ça que se démarque vraiment le Montreux Jazz ?

Nous sommes dans un monde un petit peu formaté. Le milieu de la musique est devenu un « business » et c’est devenu plus difficile d’amener de l’émotion au-delà de la production. Aujourd’hui, l’émotion est un peu à ‘’l’Américaine’’ et se calcule par la dimension de la prod’ : c’est pour cela que l’on va voir des concerts de Coldplay en disant que c’est dingue. Mais ce n’est pas nous : on ne va pas essayer de régater, mais amener quelque chose qui va tirer les larmes à un artiste. C’est plein de petits éléments que l’on va greffer autour de son arrivée. Des fois ça prend, des fois ça ne prend pas.

Jacob Banks © Antoine Andreani

On remarque parfois que les artistes arrivent avec leur production bien huilée, et en cours de concert un déclic survient avec la mesure du lieu. On peut penser par exemple à Noah Kahan cette année…

C’est exactement ça : il arrive sur scène, tout est formaté et je me dis que ça va être un petit peu « chiant » en fait. Et tout à coup, le coeur s’ouvre et il se rend compte où il est. Et c’est trop bien! 

Et concrètement, comment le Montreux Jazz rend l’accueil agréable ?

Ce sont plein de petites choses qui touchent les artistes, comme les décorations que l’on met dans les backstages. Par exemple, j’ai une personne en interne qui est un « performer services » et tous les jours, les cadres photos changent dans la loge. Ce sont des touches ultra-personnelles : s’ils étaient déjà venus et ont une photo de Claude (Nobs) et Quincy (Jones) avec eux, des fois ça donne un truc. Par exemple, Prince rend hommage en 2013 à Claude qui était décédé. Il parle de quatre livres qui avaient été déposés dans sa chambre. En fait, on avait complètement anticipé et dans sa suite, on avait amené les quatre bouquins que l’on avait répartis sur une table. J’avais ouvert le bouquin à des pages spécifiques, pas naturellement. Et connaissant le bonhomme, il a vu et ça l’a touché. Il le ressent. Tu te dis : « trop bien, on a réussi! ». Mais c’est du temps et de l’énergie. 

C’est aussi du savoir qui se transmet, non? 

C’est une vraie connaissance. J’ai trois ou quatre personnes qui sont des encyclopédies de la musique et qui me disent des fois « Hé, Mathieu! Oublie pas ce soir, lui il a fait ça avec lui, et la semaine passée il a annoncé un truc ». Quand j’arrive en backstage, j’ai un petit cadeau comme un vinyle du festival. Et contrairement de donner un vinyle de Nina Simone – parce que c’est le classique qui marche tout le temps -, tout à coup je vais en donner un de Motörhead parce que je sais que c’est un fan de Lemmy. Et les gens sont là: « Oh, comment tu sais ? » (Rires)

Raye © Fanny Jetzer

Pour revenir à la performance de Raye, elle était incroyable. Inviter un artiste deux fois de suite peut être vu comme du « réchauffé », mais ce n’était pas le cas ici en termes de performance. Est-ce qu’elle va revenir régulièrement au festival ?

On a 60 ans l’année prochaine… Honnêtement, si Raye vient vers moi, avec Mark Ronson sur leur dernière production, et qu’elle veut faire une création spéciale, c’est clair que je vais dire oui. Ça peut amener un truc, elle a collaboré avec des artistes comme Doja Cat. Qu’elle nous ramène des gens comme ça, je ne sais même pas si c’est possible. Elle est repartie en me disant « je reviens l’année prochaine s’il-te-plait »! 

L’événement Parallel by Audemars Piguet a aussi fait beaucoup de bruit cette été. Où cela s’est-il passé et comment s’est déroulée la soirée ?

C’était à l’usine électrique de Chavanon. Exceptionnel! Audemars Piguet a fait un travail de dingue, et nos équipes aussi. C’est un luxe extraordinaire d’avoir des partenaires comme ça, que l’on ne voit presque nul part sur le festival, mais qui sont des créateurs d’expériences. Et c’est ce que l’on aime. Ils vont utiliser le festival et sa plateforme pour créer quelque chose de différent… et pour qui ? Pour le public. Ce sont 800 personnes qui peut aller là bas, ça va créer plein de frustrés qui n’ont pas pu venir ou qui n’ont pas gagné le concours… mais au moins, ce n’est pas un truc de « happy few » où seulement les VIP peuvent monter et je trouve ça super. Et les artistes sont bons. L’année dernière ? Black Coffee. Là ? Peggy Gou. Ils ont signé avec Keine Musik… on est sur un même ADN, un truc qui est purement musique.

Parallel © Maxime Sallin

Il y a eu des annulations cette année : Laylow, Inspecteur Cluzo, Sam Fender ou encore Aliocha Schneider en concert gratuit. Comment réagir sur le coup avec les équipes de programmation ?

On ne préférerait pas. Laylow, c’est tombé un samedi soir, sur du hiphop saturé en Suisse – il faut le dire – , un soir où il y a tous les plus grands open-air d’Europe qui tournent… avoir un headliner, c’est hyper compliqué! Là, je suis très fier des équipes: on a retourné la table et complètement changé le fusil d’épaule en partant sur Yseult – Grace Jones, qui a, je pense, même mieux fonctionné. Après, Shaboozey, tu dis « chiottes » parce que c’était juste le bon moment pour l’avoir. Il est trop fatigué et usé, ça arrive souvent avec les artistes américains : il les usent et les mecs sont à moitié en dépression. On a eu ça l’année passée avec Tayla, épuisée. Les managements et agents blindent les tournées. Nous demandons trois à quatre fois si cela va tenir, et d’un coup non. Sinon, j’étais triste pour Inspecteur Cluzo mais Neil Young dit « je suis à Montreux, je vais jouer deux heures », tu veux dire quoi ? Tu dis : oui Monsieur… Au départ ce n’était pas prévu, car sur sa tournée ses concerts sont beaucoup plus courts. Ici, il part sur deux heures et à une légende pareille tu ne vas pas dire non. On paie le groupe, et on dit merci, au revoir et ciao!